Dernier jour 15h03

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Press Trust of India, New Delhi, aujourd'hui, 15h00. FLASH : une émeute très violente entre des groupes appartenant aux trois communautés antagonistes est en cours dans les rues de la ville. L'ampleur du phénomène inquiète les autorités qui ont fait appel une nouvelle fois à l'armée pour rétablir le calme. Les divergences d'interprétation sur l'Annonce sont à l'origine de ces troubles, au travers d'un imbroglio politico-économique sur des pots de vin et les retards afférents à la construction des abris pour la population de la ville.

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Au bout du couloir, Claire utilisa son implant pour connaître le temps d'attente pour l'ascenseur, mais comme d'habitude, elle était trop impatiente pour attendre même quelques poignées de secondes et elle se lança donc dans la cage d'escalier. À la seconde volée de marches, elle sentit une violente onde de choc dans ses semelles, avant d'entendre le son de la détonation, apocalyptique, et la lumière s'éteignit. En même temps, avec le sol qui bougeait sous ses pieds et la surprise, elle trébucha dans l'obscurité soudaine et elle chuta durement dans l'escalier tandis que l'immeuble craquait de toutes parts. Elle roula dans les marches en béton, par chance sans presque cogner sa tête. Elle atterrit avec violence, dos contre un mur, mais au bout du compte aussi bien qu'une chute pareille puisse se finir. Dans l'obscurité totale une alarme se mit à beugler. Quand l'éclairage de secours s'alluma en clignotant, Claire, pensant aux autres, sauta sur ses pieds et elle remonta comme une folle malgré la douleur dans tout son corps. Par chance, avant d'ouvrir la première porte du sas anti-feu, elle se souvint de ce qu'un pompier leur avait enseigné, elle se força à mettre sa main tremblante et nue sur la porte. La porte était froide, mais semblait vibrer. Elle hésita, on entendait, par-dessus le hululement sinistre et assourdissant de l'alarme, des cavalcades dans la cage d'escalier, des cris, des gens qui évacuaient les étages inférieurs. Elle prit une grande respiration et ouvrit. Derrière, l'air du petit sas était opacifié par une fumée qui lui piqua aussitôt les yeux et la gorge. Elle en vit un filet, mince mais très dense, qui montait de dessous le bas de l'autre porte et, à bien écouter, on entendait le feu qui faisait rage derrière. Elle s'approcha néanmoins et fit un effort intense pour ne pas manœuvrer la poignée. Elle en tremblait. Elle connaissait tant de gens derrière cette porte ! Le souvenir des conseils du pompier lui revint : si une porte coupe-feu est chaude, si elle fume ou craque, dites-vous que de l'autre côté, à moins d'être équipé de la tête aux pieds, vous n'avez aucune chance de survivre plus que quelques secondes, sans compter qu'au moment où vous allez ouvrir, avec l'appel d'air, le feu risque de vous sauter dessus comme une bête féroce. Elle toucha la porte métallique du bout des doigts et, cette fois, elle retira vivement sa main, car la surface était brûlante. Tremblante et hébétée, elle s'écarta. La fumée la fit tousser. Toutes les alarmes étaient déjà activées, il n'y avait rien d'autre qu'elle puisse faire. Quelque chose coula sur son œil droit. Elle passa sa main et la trouva pleine de sang. Comme elle s'écartait à regret de la porte, celle-ci émit un « ping » sonore de métal qui travaille et elle vit que la peinture s'assombrissait. Elle frissonna en prenant conscience qu'elle était au cœur d'un incendie intense, que le feu faisait rage tout autour d'elle, derrière cette porte et chacun des murs en béton banché dans ce petit local au milieu du bâtiment. La fumée lui donna une intense quinte de toux. Alors, tous les coups qu'elle avait pris pendant sa chute se mirent à lui faire mal. Elle partit en boitant et se mit à descendre l'escalier en se tenant à la rambarde, car ses genoux lui donnaient l'impression qu'ils allaient se dérober. Elle en tremblait, elle craignait tant de tomber à nouveau, mais une panique intense la poussait. Il y avait maintenant de la fumée dans la cage, une fumée âcre et dense, et elle se souvint que c'était très mauvais signe. À partir du deuxième étage, elle se fit doubler par des gens qui descendaient. À la hauteur du premier étage, elle croisa un groupe de pompiers en scaphandres qui montaient en déroulant derrière eux une manche à eau vide. Elle déboucha dans le hall où une panique indescriptible régnait. Des gens criaient, se hurlaient des messages incompréhensibles, couraient dans tous les sens. De la fumée sortait des ascenseurs. Il y avait des chaussures éparses abandonnées sur les carreaux où l'emblème de l'ASI avait été encastré sous les deux mots : « Sécurité Intérieure » fièrement imprimés en lettres d'or de dix centimètres de haut. Passant en titubant sur ce signe, Claire pensa avec une formidable envie de tuer : Sécurité Intérieur ? Schwartz ! Mon cul, oui ! Une putain de bombe au cœur du quartier général ! Puis aussitôt, elle se sentit désorientée. En flageolant vers la sortie au sein du flot des gens affolés, elle vit que dehors, sous le ciel gris et la pluie, le sol au pied de la façade était jonché de débris, une masse incroyable de morceaux de verre en un tas qui longeait l'immeuble. Elle se retourna pour regarder l'édifice. Il manquait plus des deux tiers de la surface vitrée de la façade et le troisième et dernier étage était la proie d'immenses flammes orangées qui s'échappaient avec un ronflement furieux. Elles dégageaient une telle chaleur que Claire se protégea le visage d'un coude relevé et partit à reculons jusqu'à être à bonne distance. En regardant le feu qui ne donnait pas de signe de faiblir et les secours qui s'activaient, elle appela son chef avec fébrilité. Son téléphone, dont elle vit qu'il était cassé, signala que le correspondant n'était pas joignable. Claire secoua la tête. Sur cette ligne spéciale, réservée aux urgences, il était invraisemblable que son chef ne réponde pas. Elle se demanda s'il y avait la moindre chance que quelqu'un d'autre qu'elle ait quitté le troisième étage à temps ? Elle se dit : tu délires complètement ma vieille ! Des larmes lui virent dans les yeux. Elle savait très bien que c'était impossible. Avec stupeur, elle vit sur son téléphone les indications de présence des gens de l'équipe s'éteindre une à une, comme si toutes ces vies étaient en train de finir à l'instant même, alors que, bien entendu, ce n'était qu'un artefact du système de suivi de leur présence. Et puis, sous ses yeux horrifiés, le téléphone rendit l'âme. Non ! Pas maintenant ! Elle le secoua, comme si cela pouvait le réparer. Prise d'un intense abattement, elle se laissa tomber dans l'herbe trempée. Mais, comme un inconnu faisait mouvement vers elle, elle se releva sur un coude. Elle lui fit signe qu'elle voulait qu'on la laisse. Elle regarda les gens autour d'elle, la plupart hébétés comme elle, tous sombres. Elle regarda son téléphone inerte, inutile, et elle pensa : maintenant, moi aussi je suis morte. Du coup, elle se souvint de cette histoire que Morgan lui avait racontée : un appareil touché, vulnérable, devait plonger vers le sol pour disparaître des radars. Alors, la question de savoir qui était l'ennemi et qui avait été la cible s'imposa à elle comme une évidence colossale. Stupéfaite, elle regarda autour d'elle, chercha les visages. L'un de ces salauds était-il là ? Le poseur de la bombe ? Soudain, elle pensa à sa fille, et à Esmeralda. Elle bondit sur ses pieds en grimaçant, elle avait mal partout. Elle vérifia la présence de son arme sous son bras, et puis elle se souvint que sa voiture était dans le garage souterrain, et que, à coup sûr, l'accès en était maintenant interdit. Elle s'élança alors afin de se faufiler entre les pompiers qui affluaient. Parmi les gens qui attendaient plus loin, elle avisa un véhicule, une voiture de fonction dont le chauffeur attendait debout à la portière, l'air perdu. Elle lui montra son insigne et le tira par la manche : « Je réquisitionne ce véhicule ! » lui cria-t-elle. Elle démarra en trombe afin de prendre la route d'Almogar-Ville. Trop occupée à conduire pour que la vague d'émotion la submerge, elle se mit néanmoins à trembler. Schwartz ! dit-elle tout haut, et elle le répéta, trois fois, dix fois. Elle tentait de lutter contre la panique et l'abattement afin de réfléchir. Une bombe à cet endroit, c'était un signal très fort. Ils avaient su que la situation était très mauvaise, qu'ils étaient infiltrés jusqu'à la moelle, mais de là à penser qu'une bombe au tréfonds du quartier général fut possible, il y avait un pas énorme, un gouffre de complicité et de duplicité. Schwartz ! répéta-t-elle. Les visages et les noms tournaient dans sa tête avec le va-et-vient des essuie-glace. Tous ces gens qu'elle connaissait, des amis chers pour certains. Schwartz ! La perte était immense, insoutenable, tant de vies consacrées à la lutte contre le crime et le terrorisme, tant de vies droites et courageuses, annihilées en quelques fractions de secondes... Elle manqua griller un feu et la réalisation qu'elle n'avait échappée au massacre que de quelques secondes lui tomba dessus, ajoutant l'amertume de la culpabilité à l'hébétude de la douleur. Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi, est-ce que moi, moi, moi, moi seule, pourquoi moi, je m'en suis sortie ? La première fois que la mort l'avait frôlée, son véhicule blindé avait sauté sur une mine, tant d'années auparavant... Le feu passa au vert, son cerveau se mit à tourner à toute vitesse tandis qu'elle conduisait en remontant le flux des camions de pompier et des ambulances qui convergeaient vers la scène de l'attentat sous la pluie battante avec sirènes et gyrophares. Pourquoi moi ? Elle se souvint qu'elle venait de parler à Morgan, et ce qu'elle lui avait dit : qu'elle allait partir.... À quelques secondes près... tu étais destinée à être tuée par cette bombe. À quelques secondes près... tu serais en train de rôtir avec les autres. Du sang coula à nouveau sur son œil, elle se regarda dans le rétroviseur, la coupure suintait et ça débordait de son sourcil, qu'elle épongea du bout des doigts, et elle se regarda essuyer sa main contre le côté de sa cuisse. Elle vit que son pantalon était trempé et déchiré aux genoux. Elle se regarda conduire. Arrêtée à un feu, elle considéra la colonne de fumée noire dans le rétroviseur. Pourquoi moi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Elle se remémora la séquence des évènements juste avant la déflagration. Elle avait attrapé le téléphone militaire que Morgan lui avait confié le matin même, dit au revoir à la ronde, courut vers les ascenseurs, refusé d'attendre... Elle tâtonna fébrilement pour retrouver l'engin en question dans sa poche. Il était intact ! Elle composa l'identifiant de son chef et, stupéfaite, elle constata avec un élan d'espoir que quelqu'un avait pris la communication.

— Qui est à l'appareil ? fit la voix féminine douce et distincte caractéristique d'une IA de dernière génération.

— Claire Gustafson.

— Quelle était la couleur préférée de votre mère ?

— Le rouge

— À quelle heure est née votre fille ?

— Cinq heures quarante.

— Identification positive. Bonjour, Claire Gustafson. Je suis l'IA de coordination pour la mise en place des structures d'organisations d'urgence. Je vous informe que nous avons perdu tout contact avec votre hiérarchie et de nombreux membres de votre groupe. Nous sommes en train de tenter de vérifier s'il s'agit d'une défaillance du réseau.

— Ce n'est pas une défaillance du réseau. Je peux vous dire ce qui s'est passé. Je sais pourquoi ils n'apparaissent plus sur votre synoptique. Ils sont morts. Il y a eu un attentat au quartier général sur l'astroport d'Almogar. Une bombe. Tout le troisième étage du QG est en train de brûler.

— Claire, j'ai cette information, et bien que la corrélation ait été évidente, je me suis gardé d'en tirer des conclusions hâtives. D'ailleurs, j'avais aussi perdu votre signal de présence, et vous êtes bien vivante.

— Mon téléphone de fonction est cassé.

— Je comprends. Je suppose que c'est la raison pour laquelle je ne perçois pas votre localisation. Pour votre information, les appels similaires que je suis en train de donner à ceux de vos collègues qui étaient dans ce bâtiment restent sans réponse. Je vois dans votre dossier qu'il s'agissait de personnes que vous connaissiez bien, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Je suis navrée.

— Oui, moi aussi.

— Désirez-vous que je vous envoie une équipe de soutien psychologique ?

— Non.

— Je vais faire tout mon possible pour que votre supérieur hiérarchique présumé survivant vous contacte dans les plus brefs délais.

— S'il vous plaît.

— Si vous pensez avoir besoin de moi pour contacter un autre individu ou une entité fonctionnelle afin de remplacer un élément manquant dans votre schéma d'organisation, rappelez-moi, c'est ma mission.

— Merci.

— Êtes-vous certaine que vous ne voulez pas une cellule de soutien psychologique ?

— Oui, j'en suis certaine, mentit Claire, merci.

— Alors, au revoir Claire Gustafson.

— Au revoir.